Briser le plafond de verre, un coût sur la santé mentale des femmes ?

Constances révèle que les femmes ayant progressé vers des emplois de cadres ou des professions intellectuelles supérieures au cours de leur carrière ont davantage de symptômes dépressifs à 55-69 ans que celles restées dans des professions intermédiaires. Les hommes ayant connu cette trajectoire ont, quant à eux, une meilleure santé mentale. Basés sur les données de près de 60 000 volontaires de Constances, ces résultats sont publiés dans la revue Social Science & Medecine.

Les carrières professionnelles influencent-elles la santé mentale à moyen et long termes ? Plusieurs travaux ont montré que les mobilités professionnelles ascendantes vers des professions plus qualifiées sont associées à une meilleure santé mentale que des carrières stagnantes. Les bénéfices de ces trajectoires ascendantes viendraient, entre autres, de meilleures conditions de travail, de revenus plus élevés et d’une plus grande reconnaissance professionnelle et sociale.

Cependant, les différences possibles entre les femmes et les hommes ont rarement été considérées. Grâce aux données de la cohorte Constances, Emmanuelle Cambois et Constance Beaufils, respectivement chercheuses à l’Institut national d’études démographiques (Ined) et au King’s College London, ont commencé à explorer ce sujet peu étudié dans le cadre du projet GINCO, avec la coopération d’Emmanuel Wiernik chercheur au sein de l’équipe Constances.

Mobilité professionnelle sur 35 ans

À leur inclusion dans la cohorte entre 2012 et 2020, les volontaires de Constances ont décrit dans un questionnaire appelé « calendrier professionnel », tous leurs emplois occupés sur des périodes supérieures à 6 mois depuis leur entrée dans le monde du travail. Ces emplois ont été regroupés en 5 grandes catégories professionnelles à partir de la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles de l’INSEE (voir encadré ci-dessous).

À partir de la base de données de Constances comprenant plus de 640 000 épisodes de carrière, cette catégorisation a permis de reconstituer rétrospectivement, sur une période de 35 ans, les trajectoires professionnelles de 57 677 volontaires âgés entre 55 et 69 ans à leur inclusion dans la cohorte : 28 782 femmes et 28 865 hommes.

Un modèle statistique a ensuite été utilisé pour déterminer les trajectoires professionnelles les plus communes. Il a abouti à 11 trajectoires-types, par exemple : des trajectoires stables dans des emplois intermédiaires, des trajectoires ascendantes de professions intermédiaires vers la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures, ou encore des trajectoires descendantes des professions employées et ouvrières qualifiées vers des professions employées et ouvrières non qualifiées.

Cette première étape a montré que près de 70 % des volontaires de Constances avaient eu une trajectoire professionnelle stable sur 35 ans, 13 % une trajectoire ascendante et 2 % une trajectoire descendante — les 15 % restants correspondant à des trajectoires avec des périodes d’inactivité, dans des professions indépendantes, ou à des personnes ayant travaillé mais dont les questionnaires n’étaient pas exploitables du fait de données manquantes.

Parmi les trajectoires ascendantes, l’accession à la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures concerne 23 % des hommes ayant commencé leur carrière dans des professions intermédiaires, contre seulement 9 % des femmes. Ce résultat confirme le phénomène de « plafond de verre » que met en lumière la littérature scientifique sur les carrières : c’est-à-dire une forme de barrière invisible illustrant le moindre accès des femmes à ces emplois. A noter que dans l’étude, 81 % des femmes brisant ce plafond de verre avaient un diplôme de l’enseignement supérieur contre 67 % des hommes.

Symptômes dépressifs à 55-69 ans

L’équipe a ensuite croisé ces 11 trajectoires-types avec un score de symptômes dépressifs basé sur les réponses des volontaires à un questionnaire complété à l’inclusion, c’est-à-dire à un âge compris entre 55 et 69 ans.

Pour les trajectoires professionnelles stables, les chercheuses ont retrouvé des résultats connus à savoir que la prévalence de symptômes dépressifs est décroissante avec la catégorie professionnelle :

  • Chez les femmes, le pourcentage de participantes de 55-69 ans avec des symptômes dépressifs est 19,7 % parmi celles ayant réalisé l’ensemble de leur carrière dans des professions non qualifiées contre 16 % parmi celles avec une carrière dans des professions peu qualifiées, 12,7 % dans des professions intermédiaires et 12,5 % dans la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures.
  • Chez les hommes, le pourcentage de participants de 55-69 ans avec des symptômes dépressifs est de 17,7 % parmi ceux ayant réalisé l’ensemble de leur carrière dans des professions non qualifiées, contre 13,2 % parmi ceux ayant eu une carrière dans des professions peu qualifiées, 11,3 % dans les professions intermédiaires et 9,5 %  dans la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures.

 

Briser le plafond de verre peut être douloureux

Pour les trajectoires ascendantes depuis des professions employées et ouvrières non qualifiées vers des professions plus qualifiées, aucune réduction de la prévalence de symptômes dépressifs n’a été décelée, que ce soient pour les hommes ou pour les femmes.

Pour les autres catégories, la mobilité ascendante d’un poste peu qualifié à un emploi intermédiaire ou d’un emploi intermédiaire à la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures est liée à une meilleure santé mentale chez les hommes. Mais ce n’est pas le cas pour les femmes, notamment celles brisant le plafond de verre. 

La prévalence de symptômes dépressifs pour les femmes de 55-69 ans qui ont progressé, depuis des professions intermédiaires, à la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures est en effet significativement supérieure à celles des femmes restées dans des professions intermédiaires (figure ci-dessous). Cette association persiste dans les modèles statistiques qui tiennent compte de caractéristiques diverses qui différencient les trajectoires et sont liés aux symptômes dépressifs : l’âge au moment de l’enquête, le niveau de diplôme, un problème de santé grave durant l’enfance…

« La meilleure santé mentale des hommes devenus cadres peut traduire les bénéfices du nouveau statut professionnel. Pour les femmes, ce pourrait être plus complexe. Les femmes qui connaissent une mobilité ascendante sont souvent plus diplômées que les hommes à carrière équivalente, ce qui suggère une sélection plus forte, des obstacles supplémentaires et/ou un surcroît d’efforts pour accéder à des promotions : ce qui pourrait avoir un coût pour leur santé mentale. Certaines peuvent aussi être confrontées à des jugements négatifs, car « faire carrière » ne répond pas aux normes de la « bonne maternité », dans un cadre où les femmes continuent dassumer la majorité du travail domestique et de l’organisation familiale » explique Constance Beaufils. 

« En plus des tensions d’organisation entre activités familiales et la montée en responsabilités au travail, notons aussi que les femmes pourraient tirer moins de bénéfices de leur nouveau statut, par exemple en termes de rémunération » souligne Emmanuelle Cambois.

Et d’ajouter : « À ce stade de l’étude, on observe seulement des associations au moment de l’inclusion dans l’enquête. On ne peut pas mesurer la part de ces résultats qui témoigne de symptômes dépressifs causés par des aspects difficiles de la carrière et la part qui relève de problèmes de santé mentale durables déjà présents aux âges plus jeunes, et qui auraient pu influencer le sens des carrières ».

De futures analyses, mobilisant les données répétées dans le temps, collectées par les questionnaires annuels, permettront de préciser ces hypothèses.

 

 

Référence bibliographique

Constance Beaufils, Emmanuel Wiernik, Emmanuelle Cambois. Mind the glass ceiling: The gender gap in how depressive symptoms after age 55 relate to earlier career mobility in CONSTANCES. Social Science & Medicine. Online: 29 octobre 2024. Print : Dec 2024. DOI : https://doi.org/10.1016/j.socscimed.2024.117446.